Erdogan ou la poursuite de la marche islamo-nationaliste turque

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L’appétit du sultan turc est sans limite. De la Libye à l’Azerbaïdjan en passant par la Syrie et la Méditerranée orientale, Erdogan est sur tous les fronts et en ouvre même d’autres.

Sa première intervention extérieure a visé la Syrie. Pourtant, il entretenait de bonnes relations avec Bachar el-Assad jusqu’à la guerre. Lorsque celle-ci éclata en 2011, Erdogan conseilla à son ami d’alors de lâcher du lest et de faire entrer les « rebelles » au gouvernement afin d’associer davantage la majorité sunnite à l’exercice du pouvoir. Il y a en effet au moins 70% de sunnites en Syrie. Beaucoup de sunnites ont soutenu le régime alaouite de Bachar mais l’ensemble des combattants islamistes provenait bien de cette communauté.

Connaissant la vraie nature islamiste de ses adversaires, le Président syrien n’en fit rien ce qui ulcéra le sultan. Dès lors, il fit tout pour abattre son nouvel ennemi. Il commença par financer et armer plusieurs groupes islamistes turkmènes, très présents dans le nord-ouest de la Syrie. Puis il laissa passer les volontaires du monde entier venus faire le jihad contre Bachar, l’impie alaouite. Les fractures de l’islam sont très profondes.

Cette mansuétude envers les futurs combattants de Daech lui valut de sérieux ennuis avec ses alliés occidentaux de l’OTAN. Eux-mêmes avaient largement financé et armé plusieurs groupes islamistes prétendument modérés mais passons. Sommé de changer d’attitude, le sultan dut s’exécuter et ferma ses frontières. Daech ne lui pardonna pas et la Turquie subit plusieurs attentats meurtriers, en particulier à l’aéroport d’Istanbul.

L’affaire aurait pu en rester là mais survint la question kurde. Profitant de la nouvelle faiblesse militaire de la Syrie, les Kurdes s’octroyèrent une large autonomie de fait dans le nord et le nord-est. Erdogan n’accepta pas cet état de fait et, profitant d’un accord tacite américain, envahit la Syrie pour couper en deux le territoire kurde, la Rojava. En réalité, il comptait occuper tout le nord du pays mais les Russes l’arrêtèrent.

Parallèlement, l’armée turque s’installa dans la poche d’Idleb, au nord-ouest, dernier bastion islamiste de Syrie. Elle y retrouva ses milices alliées turkmènes mais aussi le groupe terroriste Front al-Nosra rebaptisé Hayat Tahrir al-Cham (HTS) afin d’adoucir son image.

Une sorte de co-gestion s’est installée, avec l’aval russe. Les règlements de comptes y sont nombreux et la misère totale. C’est d’ailleurs dans cette poche que les forces spéciales américaines ont liquidé le chef de Daech, ce qui en dit long sur l’efficacité de la gestion turque.

Les affaires du sultan se passent beaucoup mieux en Libye. Après la désastreuse intervention occidentale, voulue par Nicolas Sarkozy, qui aboutit au renversement de Kadhafi suivi de son assassinat, le chaos s’est installé dans le pays. Les destructeurs partis, deux pays se sont installés, recueillant ainsi les fruits de l’absurde agression franco-anglo-américaine : la Turquie et la Russie.

Chacun a choisi son camp.

Les Russes ont opté pour le maréchal Haftar, patron de la Cyrénaïque à l’est et les Turcs ont préféré le premier ministre « officiel » Sarraj auquel a récemment succédé Abdelhamid Dbeibah qui gouverne l’ouest. Chacun a amené ses mercenaires : Wagner pour la Russie et des islamistes syriens pour la Turquie. Au moins on sait à quoi sert la poche d’Idleb.

Haftar a entrepris il y a quelques mois la conquête de l’ouest. Arrivés aux portes de Tripoli, ses hommes furent brutalement arrêtés non par les médiocres mercenaires islamistes mais par les fameux drones Baybekar, du nom du gendre d’Erdogan qui en dirige la fabrication dans toute la Turquie. L’Alliance atlantique était censée patrouiller en Méditerranée pour empêcher les trafics d’armes à destination de la Libye mais elle laissa consciencieusement passer tous les navires turcs qui se livraient à cette activité. Sauf une fois. Une frégate française, le Courbet, voulut s’approcher d’un cargo archi-repéré depuis longtemps mais une frégate turque s’interposa et illumina au radar le navire français. Cette illumination constitue le dernier stade avant le tir. Les marins français ont reçu l’ordre de se retirer sans insister comme il se doit…

Cet incident aurait pu entraîner de graves sanctions contre la Turquie mais, protégée par l’Amérique qui ne veut pas que les amis des Russes l’emportent en Libye, elle jouait sur du velours.

Tout en étant rivaux, les deux pays se parlent et se sont gentiment partagés les puits de pétrole libyens. Une majorité est revenue à la Cyrénaïque, le reste à la Tripolitaine et la ligne de séparation entre les deux est scrupuleusement respectée.

Distrayant résultat de cette brillante opération occidentale qui détruit la Libye puis laisse les Turcs et les Russes se partager ensuite le pays, tout cela sur fond d’immigration massive que Kadhafi n’est plus là pour contrôler.

En tout état de cause, le terrain libyen est incontestablement un succès pour Erdogan sans l’intervention de qui le maréchal Haftar camperait aujourd’hui à Tripoli. De plus, l’accord maritime passé avec la Libye justifie à lui seul tout l’investissement réalisé dans cette région. Nous y revenons plus loin.

Mais son triomphe est la guerre du Haut-Karabah. C’est une histoire qui était un peu oubliée après que les Arméniens eurent écrasé les troupes azéries à l’issue d’un conflit de plusieurs années qui s’est achevé en 1994. Depuis, le Haut-Karabagh sans être officiellement rattaché à l’Arménie, était sous sa protection. Elle n’était plus une enclave et semblait n’avoir rien à craindre.

Les Azéris rêvaient cependant de revanche et Erdogan sut lui donner une forme : des drones tout neufs, payés par le pétrole dont ce pays a la chance d’être richement doté, contrairement à l’Arménie qui n’a rien d’autre que son courage et sa foi. Les chars arméniens furent décimés et, sans l’intervention russe, la totalité du Haut-Karabagh serait tombée entre les mains du dictateur Aliev. Peu importe que les Azéris soient chiites, Erdogan n’est pas saoudien et sa stratégie géopolitique ne s’arrête pas à ce genre de considération : l’essentiel est qu’ils soient musulmans.

Cette campagne permet à la Turquie de se rapprocher de la Mer Caspienne et d’entrevoir une ouverture vers les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale largement peuplées de turkomans. Elle a toutefois sa limite car Erdogan rêvait de voir ses troupes participer à la surveillance du cessez-le-feu aux côtés des Russes. Poutine a dit niet et le sultan dut s’incliner. La Russie est bien le seul pays à contenir la Turquie quand elle déborde.

Mais, profitant de la situation en Ukraine, les Azéris viennent de relancer les hostilités contre l’Arménie. Cette fois, ce n’est pas le Haut-Karabah qui a été visé mais l’Arménie elle-même. Des combats violents se sont déroulés, causant plusieurs dizaines de morts de chaque côté. Cette agression, qui n’a pu se faire qu’avec l’aval d’Erdogan, est très inquiétante.

Les résultats du sultan sont moins brillants en Méditerranée orientale.

Obsédé par sa dépendance au gaz et au pétrole russes, Erdogan a suivi avec beaucoup d’attention les découvertes de gisements de gaz en Méditerranée orientale. Mais les principaux bénéficiaires (Israël, l’Egypte, le Liban et Chypre) ne voyaient pas d’un bon œil l’intrusion de l’indésirable dans la manne à venir. Opportunément, la pléthore d’îles grecques dans la région créent des droits légitimes pour la Grèce qui devient ainsi un passage obligé d’un futur gazoduc transportant ce gaz méditerranéen vers l’Europe. De ce fait, la Turquie ne dispose d’aucun droit maritime particulier lui permettant de bénéficier de recettes du gaz.

Erdogan a alors multiplié les intimidations autour de Chypre, empêchant les bateaux gaziers de Total et de l’italien Eni de procéder à leurs explorations. Surtout, lors de son rapprochement avec la Libye tripolitaine, il a signé avec cette dernière un improbable accord de partage maritime des eaux méditerranéennes reliant la Libye à la Turquie. Les doits grecs sont balayés et, d’une certaine manière, la Crète est engloutie.

Inutile de préciser que cet accord, signé contre toutes les règles du droit international, n’a aucune valeur et ne s’impose à personne. Qu’importe ! Ce qui compte c’est le symbole afin de bien montrer à tous que la Turquie ne laissera pas passer le gaz méditerranéen sous ses yeux sans réagir. Ce dossier va entraîner encore bien des tensions.

Le moteur connaît donc des ratés mais il faut bien reconnaître que, globalement, l’espace géopolitique turc s’enrichit progressivement.

L’expansion en Afrique par exemple, se fait lentement mais sûrement. Les Américains ont déserté ce continent trop compliqué pour eux. Les Français sont en train de mettre la clé sous la porte et ce sont trois compères bien connus qui, d’accords en rivalités, grignotent gentiment ces territoires aux sous-sols si intéressants : Russie, Chine et Turquie ont bien compris que, comme en Libye, il y a des places à prendre en Afrique noire. De la Centrafrique à Djibouti en passant par la Somalie ou le Mali, la chasse est ouverte. Les investissements, notamment dans les ports, sont acceptés avec joie par les dirigeants du moment : les acheteurs savent mettre le prix et, contrairement aux occidentaux, épargnent à tous les leçons de morale sur les droits de l’homme guère prisées en Afrique.

La Turquie dispose en outre d’un atout supplémentaire, ses drones. « La diplomatie des drones » connait un succès croissant et suscite beaucoup d’intérêts de la part de nombreux chefs d’Etat africains. Ils sont un peu chers, mais si efficaces ! Quand on pense que la France a pris un retard considérable dans ce domaine car le drone fut longtemps jugé éthiquement discutable. Il est certain qu’un missile c’est beaucoup plus propre…

Erdogan s’est également rapproché d’un terrain brûlant : l’Ukraine. Là-aussi des drones ont été vendus à un pays qui se réarmait massivement jusqu’à l’intervention russe.

L’Ukraine étant ruinée, on ne sait pas très bien qui paye mais, incontestablement, des livraisons ont eu lieu.

Toutefois, son coup de maître fut sa médiation pour la levée du blocus d’Odessa afin de permettre l’exportation des céréales. Les Ukrainiens ont dû déminer ce qu’ils avaient miné et de nombreux bateaux, soigneusement inspectés par les Russes, quittent Odessa pour livrer le blé ukrainien à travers le monde.

Ce tableau plutôt favorable ne doit cependant pas obérer les grandes difficultés que connaît le pouvoir turc dans ses propres frontières. L’inflation galope (plus de 70%), la récession est là et le niveau de vie baisse très sensiblement. Le mécontentement est réel et les pertes d’Istanbul, Ankara, Antalya et Adana aux élections municipales de 2019 constituent de graves avertissements pour Erdogan. Les résultats de l’AKP (parti du sultan) sont bien meilleurs dans les campagnes (bien plus islamistes que les villes), mais tout de même, l’inquiétude grandit.

Le moment décisif interviendra en juin 2023 avec les élections présidentielles et législatives. Un moment périlleux pour le sultan.

Mais pour bien comprendre le fonctionnement d’Erdogan et, au-delà, de la Turquie, le fait religieux doit impérativement être pris en compte.

Contrairement à ce qui est trop souvent dit ou écrit, on ne peut séparer en Turquie le fait national du fait religieux. Ceux qui opposent le laïc et athée Mustapha Kemal à l’islamiste Erdogan se trompent. Le pouvoir turc, que ce soit du temps de l’Empire ottoman comme celui de la république turque, c’est l’alliance du sabre et du turban, selon l’heureuse expression de Jean-François Colosimo.

La différence d’un dirigeant (ou souverain) à l’autre, c’est que le balancier va alternativement pencher un peu plus vers le sabre ou un peu plus vers le turban. Mais cette oscillation ne doit pas faire illusion : l’Empire ottoman a été bâtie sur l’islam et les conquêtes militaires. Le sort des chrétiens ne fut dans l’ensemble guère enviable sans toutefois donner lieu à des exterminations systématiques, hormis les cas de révoltes, les Serbes en savent quelque chose.

Pour les chrétiens, le statut était celui de la dhimitude, bien connu. L’empire ottoman y trouvait son avantage avec des prélèvements fiscaux considérables. Les populations grecques et arméniennes étant travailleuses et douées pour le commerce, leur niveau de vie pouvait être confortable. Ainsi, chacun y trouvait son compte.

Tout changea avec l’affaiblissement progressif de l’Empire. Une nouvelle génération ambitieuse apparut et se regroupa au sein de différents mouvements nationalistes, comme les Jeunes Turcs. Souvent athées, parfois francs-maçons, ils rêvaient d’une république. Mais elle s’appuierait sur deux piliers : le nationalisme et l’islam, ciment de la nation. C’est donc logiquement à ce moment que les massacres de chrétiens apparurent avec, comme apothéose, l’épouvantable génocide arménien de 1915.

La guerre de reconquête entreprise par Mustapha Kemal après la guerre permit en outre la reprise de la côte égéenne d’où les Grecs furent chassés après 3000 ans de présence.

La Turquie était purgée de ses éléments chrétiens, donc exogènes. Le sabre avait permis la mise en place exclusive du turban. La Croix avait été chassée. Certes, le voile fut banni de l’espace public et l’habillement occidental devint de rigueur. Mais cela ne changea rien au fait que l’islam restait le ciment de la nation.

Erdogan n’est que le prolongement de cette tradition islamo-nationaliste. Même s’il est proche des Frères musulmans et fréquente la mosquée, ce que ne faisait guère Mustapha Kemal, sa politique n’est que la continuité de la tradition turque, avec en prime la reprise d’ambitions expansionnistes.

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