
L’Iran est une grande puissance contrariée. Contrariée surtout par elle-même. Oscillant entre un nationalisme fier et un attachement majoritaire à l’islam chiite, elle a subi, bien malgré elle, des formes de régime qui ne correspondaient pas à la volonté du peuple perse.
Après le règne des Kadjars, qui prit fin en 1906 sur fond de décadence et de paresse de la dynastie turcophone, un gouvernement plus démocratique se mit en place à la suite de ce qui a été appelé « la révolution constitutionnelle ». Les Kadjars étaient toujours en place, mais sans pouvoir.

La découverte de pétrole en 1908 suscita la convoitise des Anglais qui renforcèrent ensuite leur influence pendant la première guerre mondiale et accaparèrent le pétrole perse. Les Russes, quant à eux, occupaient le nord du pays. « Le grand jeu » dura longtemps entre les deux empires rivaux qui s’étaient quasiment partagés l’Iran, encore appelée la Perse.
En 1921, un coup d’Etat changea tout. Il fut mené par un groupe d’officiers emmené par Reza Khan. Le dernier souverain Kadjar fut déposé et Reza Khan fut intronisé par le parlement puis couronné empereur en 1926 sous le nom de Reza Chah Pahlavi. Cette fois, c’étaient des Perses qui dirigeaient le pays. La dynastie des Pahlavi resta en place jusqu’à la révolution islamique de 1979 qui vit le départ du fils de Reza Chah Pahlavi.

Le Chah mena autoritairement une grande politique de réformes qui transforma le pays, alors totalement arriéré. Un chemin de fer stratégique, le Transiranien, reliant le golfe Persique à la Mer Caspienne fut construit, la justice et l’éducation furent réformées, l’emprise du clergé chiite diminuée (le pays s’était converti à l’islam chiite au XVIe siècle pour échapper à la pression de l’Empire ottoman sunnite). La modernisation s’accéléra en 1935 avec l’interdiction du port du voile pour les femmes et l’obligation pour les hommes de s’habiller à l’occidental. Un nouveau code civil renforça les droits des femmes. C’est aussi à cette date que la Perse devint l’Iran. Ce terme, dérivé du mot « aryen », remonte à la dynastie sassanide, en place pendant plus de 400 ans avant la conquête arabe du VIIe siècle.
Lorsqu’éclata la seconde guerre mondiale, Reza Chah proclama la neutralité de l’Iran. En réalité, il penchait plutôt du côté des Allemands. Ni l’Angleterre ni la Russie n’étaient très populaires dans le pays en raison de leurs multiples incursions passées. De plus, l’Allemagne était un partenaire commercial important de l’Iran.
Après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne en juin 1941, Anglais et Soviétiques organisèrent conjointement une opération militaire pour sécuriser le site pétrolier anglais d’Abadan, situé au sud-ouest de l’Iran, permettant ensuite l’approvisionnement de l’Union soviétique par le Caucase. Il s’agissait aussi de mettre la main sur le Transiranien, vecteur unique du transport de marchandises dans le pays.
Les Soviétiques par le nord et les Anglais par le sud-ouest envahirent donc l’Iran et battirent facilement l’armée perse. Le Chah, vaincu, négocia un armistice qui évita l’occupation de Téhéran. Le Transiranien devint alors un axe majeur d’approvisionnement de l’URSS par les Alliés. Après avoir demandé l’expulsion de l’ambassadeur allemand, les vainqueurs exigèrent du Chah qu’il leur remette les ressortissants allemands, italiens, hongrois et roumains, nombreux à Téhéran. C’était tout à fait contraire au droit international et Reza Chah refusa. Soviétiques et Anglais envahirent alors Téhéran.

Ils décidèrent ensuite de se débarrasser de ce souverain récalcitrant et le forcèrent à abdiquer au profit de son fils, Mohammad Reza Pahlavi. L’empereur déchu fut exilé à l’île Maurice puis en Afrique du Sud où il mourut en 1944.
Le jeune et nouveau souverain de 21 ans fut d’une docilité remarquable. Il signa un traité d’alliance avec les Anglais et les Soviétiques puis déclara la guerre à l’Allemagne. Pour le remercier de ses bons offices, la première grande conférence interalliée réunissant Staline, Roosevelt et Churchill eut lieu à Téhéran en septembre 1943.
En 1945, L’Iran put faire son entrée aux Nations-Unis. Les Anglais se retirèrent du pays (sauf des puits de pétrole) mais les Soviétiques tentèrent de susciter la création de deux nouveaux Etats sécessionnistes : l’Azerbaïdjan iranien (au sud de l’Azerbaïdjan actuel) et le Kurdistan iranien. Des gouvernements communistes y furent installés par les Soviétiques. Staline accepta finalement de retirer ses troupes en échange d’une concession pétrolière. Les deux provinces devenues indépendantes réintégrèrent l’Iran à qui elles appartiennent toujours.
Un grand tournant de l’histoire moderne de l’Iran eut lieu en 1951 lorsque le premier ministre, Mohammad Mossadegh, voulut renégocier avec les Anglais le partage de la manne pétrolière. Ces derniers refusèrent toute concession et Mossadegh, nationaliste convaincu, décida alors de rendre le pétrole aux Iraniens, c’est-à-dire de le nationaliser.
C’était inacceptable pour les Anglais qui appelèrent les Américains au secours. La CIA et le MI6 (surtout la CIA), organisèrent un coup d’Etat en 1953. Ce fut l’opération Ajax qui réussit dans une certaine confusion. Le Chah préféra s’exiler en Italie puis revint grâce à l’appui de l’armée, favorable aux Américains, et l’arrestation de Mossadegh.
C’est la deuxième fois que le jeune Chah bénéficiait de l’aide anglo-saxonne pour régner. Les Iraniens ne l’auront finalement jamais choisi eux-mêmes et cela aura de lourdes conséquences. Le nationalisme ombrageux des Perses s’accordait mal avec un souverain venu deux fois dans les fourgons de l’étranger.
Pendant 26 ans, le deuxième Chah de la dynastie Pahlavi régna sur l’Iran. Ce fut un règne paradoxal, mêlant une rigoureuse autocratie avec une incontestable modernisation économique. Les partis politiques d’opposition furent pourchassés, le parlement n’était plus consulté sur le choix du premier ministre. Mais le Chah entreprit aussi des réformes pour améliorer le sort des paysans, très majoritaires. Il envoya des conscrits dans tout le pays pour alphabétiser les campagnes. En agissant ainsi, il provoqua l’hostilité du clergé chiite chargé jusque-là de l’éducation.
La réforme agraire, entraîna la distribution aux petits paysans de grandes surfaces cultivables au détriment de riches propriétaires. Parmi eux, le clergé chiite, ce qui accrut encore les tensions. Si le peuple des villes approuvait les réformes économiques, l’ouverture du droit de vote aux femmes et leur accès à l’université, il n’en alla pas de même du peuple des campagnes inquiet de l’occidentalisation accélérée de leur pays.

Plusieurs erreurs du Chah et de ses gouvernements permirent progressivement la jonction de ces deux tendances, libérale urbaine et conservatrice rurale qui n’étaient pas nécessairement faites pour manifester ensemble.
Sur le plan économique, l’inflation fut souvent très forte, ruinant le pouvoir d’achat de millions d’Iraniens. Les classes moyennes des villes souffraient aussi de l’absence totale de libertés politiques. La police politique, la célèbre SAVAK, était crainte et honnie. De nombreux Iraniens disparurent, communistes, moudjahidines du peuple, (mélange complexe de gauchisme et d’islamisme), intellectuels anti-américains, ils furent plusieurs milliers à subir la répression de la SAVAK. Le clergé chiite organisa une habile propagande autour de cette répression, gonflant les chiffres des disparus. Les journaux occidentaux, fidèles à leurs habitudes, les reprenaient sans rien vérifier. On parla de 50 000 disparus : il y en eut probablement 5000.
La politique extérieure du Chah ne satisfaisait pas non plus les Iraniens. Systématiquement alignée sur les Etats-Unis, elle portait ombrage au nationalisme perse. L’omniprésence de la CIA n’arrangea pas les choses.
Pour l’Amérique, le pion iranien était fondamental. Point avancé sur le sud de l’URSS, il en permettait une étroite surveillance. De plus, la bienveillance du Chah envers Israël, assurait à ce dernier une sécurité totale sur son flanc est, lui permettant de se concentrer sur ses deux ennemis traditionnels : la Syrie et l’Egypte.
L’Amérique ne pouvait se permettre de perdre l’Iran, et elle l’a pourtant perdue. Par ses maladresses mais aussi celles du Chah : sachant que le clergé chiite serait toujours contre lui, il aurait dû se préoccuper du soutien absolu des classes moyennes citadines qui n’aspiraient pas du tout à une théocratie chiite. Il refusa toute ouverture politique et toute prise de distance avec l’Amérique à la politique de laquelle le peuple iranien ne voulait pas être assimilé.
C’est dans ce contexte qu’un ayatollah chiite, Khomeini, se distingua. Issu d’une famille dont plusieurs membres furent ayatollahs, c’est-à-dire une sorte de docteur en islam destiné à l’enseignement, il préféra la politique. Son influence devint importante et il participa, dès les années soixante, à des manifestations contre le Chah. Emprisonné en 1963, il fut rapidement libéré en raison des troubles provoqués par son arrestation. Il fut finalement exilé en Turquie puis en Irak. Saddam Hussein ne voulut plus de lui en raison de ses positions de plus en plus islamistes, et c’est la France qui le recueillit en 1978 à Neauphle-le-Château à la demande des Américains qui voulaient garder plusieurs fers au feu en cas de chute du Chah.
Dans l’intervalle, le prestige du Chah ne fit que décroître. En 1971, Il organisa de somptueuses cérémonies pour célébrer le 2500e anniversaire de l’antique Persépolis. Le faste indécent des fêtes, des banquets improbables de plusieurs milliers de personnes ont indisposé de nombreux Iraniens. Les choses prirent une telle démesure qu’un repas préparé par Maxim’s à Paris, une des gloires de la cuisine française de l’époque (plus du tout aujourd’hui d’ailleurs), fut acheminé à Persépolis par avion spécial pour plusieurs centaines d’invités. Deux cents employés français firent également le déplacement. Les Iraniens le racontent encore, indignés.
Les tensions montèrent alors dans le pays. Le clergé chiite agitait les campagnes. Dans les villes, une opposition libérale se montra, menée par Mehdi Bazargan (qui fut ami de Mossadegh) ou Ali Shariati. Tout le clergé ne suivait pas à ce moment Khomeini, se méfiant de sa conception dictatoriale du pouvoir. Tout au long de l’année 1978, les manifestations se multiplièrent tous les quarante jours : il y avait des morts et il fallait laisser passer quarante jours de deuil pour recommencer. C’est ainsi chez les chiites.
Puis vint le « vendredi noir », le 8 septembre 1978. La manifestation de ce jour-là fut particulièrement sanglante. L’armée reconnut 90 morts, les oppositions affirmèrent qu’il y en eu des milliers.

Dès lors, le processus fatal s’enclencha. Tout d’abord, l’Amérique affirma au Chah qu’elle le soutiendrait jusqu’au bout. Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité, le lui dit explicitement au téléphone (c’est ce « grand stratège » qui dans son livre, Le grand échiquier, 1997, affirme qu’il faut arracher l’Ukraine à la Russie pour définitivement affaiblir cette dernière : comment déclencher une guerre 25 ans avant).
En décembre, deux millions de personnes manifestèrent à Téhéran. Le nouveau premier ministre, Chapour Bakhtiar, dit au Chah qu’il faut partir pour apaiser les esprits. Malade, découragé, le souverain accepta et s’envola pour l’Egypte le 16 janvier 1979. Il ne revint jamais.
Le 1er février, l’ayatollah Khomeini atterrit à Téhéran, follement acclamé par ses partisans. Pour autant, l’unanimité était loin d’être faite autour de lui. Beaucoup d’Iraniens ne voulaient pas des mollahs et soutenaient Chapour Bakhtiar. Tout dépendait alors de l’armée qui ne sut pas choisir et déclara sa neutralité. Cela lui coûtera cher.
Pendant que beaucoup tergiversaient, les soutiens de Khomeini s’agitaient et prirent progressivement les choses en main. Ils se regroupèrent sous le vocable de Gardiens de la révolution. Ils investirent les tribunaux régionaux, prirent la place de la police et commencèrent une féroce épuration. Des milliers d’opposants, d’officiers et de haut-fonctionnaires furent fusillés. Dès le mois de mars, un référendum institua la république islamique. Quelques mois plus tard, Khomeini fut nommé Guide suprême, véritable chef du nouveau régime religieux (un excellent roman iranien, Aria de Nazzadine Hozzar, raconte cette révolution (chroniqué sur le blogue de littérature leslivresdantoine.com)).
Le Chah était alors réfugié aux Etats-Unis et l’Iran réclama son extradition. Les Américains refusèrent et en représailles l’ambassade américaine fut prise d’assaut et des dizaines de ses employés pris en otage. Ils passèrent 444 jours en captivité dans des conditions épouvantables. Une opération commando pour les libérer échoua piteusement en raison d’une tempête de sable.
Pour se venger, les Américains organisèrent la guerre Iran-Irak. Ils convainquirent Saddam Hussein d’attaquer l’Iran, l’assurant d’un soutien militaire et financier total et de conquêtes territoriales. Cette guerre absurde dura huit ans et fit près d’un million de morts.
L’Irak en sortit exsangue et, pensant avoir l’accord implicite des Américains, envahit le Koweit pour « se rembourser » de cette guerre par procuration, grande spécialité américaine. On connait la suite.
Quant à l’Iran, elle s’enfonça dans une crise économique sans fin, écrasée par de considérables sanctions occidentales. Mais la guerre contre l’Irak avait renforcé le pouvoir en raison du réflexe patriotique qu’elle avait suscité. Et puis la manne pétrolière et gazière, permit de surnager.
Depuis 46 ans, les mollahs maintiennent leur pouvoir qui ne fut guère menacé en l’absence d’opposition, dont les représentants furent assassinés ou réussirent à partir en exil.
Après les récents bombardements israéliens puis américains, de nombreux journalistes ou politiciens affirmèrent que le régime « vacillait sur ses bases » et autres fadaises. Certes, les bombardements ont fait du mal à l’Iran, mais ses missiles envoyés sur Israël ont également durement frappé Tel Aviv et Jérusalem (la ville nouvelle). C’est la première fois que l’Etat hébreux subit des dégâts aussi importants : en réalité, c’est l’échec de son fameux « dôme de fer ». Côté iranien, c’est encore plus simple : il n’y a plus de défense aérienne. Pour autant, rien ne dit que les installations nucléaires iraniennes sont détruites, l’avenir le dira.

Cela étant, penser que le régime va tomber parce qu’il n’a pas su empêcher les bombardements israélo-américains, relève du fantasme. Même si l’on ajoute l’affaiblissement du Hezbollah et la chute de la Syrie, c’est à dire la destruction de l’arc chiite, tout ceci ne suffit pas à entraîner des bouleversements tels que les mollahs s’effondrent.
Au contraire d’ailleurs, les bombardements ont exaspéré la population. Et si la mort de plusieurs dirigeants des gardiens de la révolution n’a sans doute pas fait pleurer grand monde, il faut savoir que les Iraniens ont été très choqués par l’assassinat d’ingénieurs atomistes chez eux ainsi que leur famille.
Ils furent d’autant plus choqués que la plupart d’entre eux travaillaient pour le nucléaire civil. Car c’est une donnée qu’il convient de rappeler : le nucléaire bombardé est du nucléaire civil. L’Iran souhaite accéder au nucléaire civil et Israël lui refuse ce droit. Le prétexte avancé est bien connu : empêcher l’Iran d’accéder à l’arme atomique. En réalité, cela fait des décennies que l’on nous dit que l’Iran est proche d’avoir la bombe atomique sans la moindre preuve.
Les Iraniens savent tout cela et en bombardant l’Iran, Américains et Israéliens ne contribuent surement pas à accélérer la chute des mollahs. Le peuple iranien, dans sa majorité, ne les aime pas mais c’est de l’intérieur que peut venir la solution. En tout cas, elle semble bien lointaine.
Antoine de Lacoste