Alors que les marchés financiers s’effondraient sous les coups d’un virus inattendu, les cours du pétrole ont suivi le mouvement, plus violemment encore. Plus géopolitiquement aussi. Car si le monde boursier se serait bien passé d’une chute incontrôlée intervenue sous l’effet de la panique, il n’en est pas du tout de même dans le monde du pétrole.
Pendant des décennies, l’OPEP a contrôlé les prix du pétrole. Son emprise a démarré en fanfare en 1973, lorsque l’organisation a décidé de quadrupler le prix du baril, provoquant une grave crise économique dans les pays occidentaux. A partir de cette date, le monde a vécu sous la dépendance des diktats des 14 pays membres de cette organisation à composante fortement musulmane. Même les États-Unis, pourtant alliés étroits de l’Arabie Saoudite (pétrole contre sécurité), avaient bien du mal à modérer les appétits financiers du cartel pétrolier.
Un second choc pétrolier se produira en 1979, à la faveur du conflit Iran-Irak, et c’est un presque triplement des cours que subiront de plein fouet l’ensemble des pays consommateurs. L’émergence économique de la Chine sera ensuite le relai d’une demande très élevée et donc d’un maintien de cours élevés, malgré une offre potentielle pléthorique.
Et puis le pétrole de schiste est arrivé. Les Américains se sont engouffrés dans son exploitation, coûteuse mais rentable quand le prix du baril est élevé. Progressivement, l’OPEP a vu son influence diminuer concomitamment à l’affaiblissement de son poids dans la production mondiale : entre 35 et 40% aujourd’hui. Une misère par rapport à un passé révolu.
Le rapport de force a évolué au point de consacrer un nouveau premier producteur mondial inattendu : les États-Unis. On se croirait revenu au temps du Lucky Luke d’A l’ombre des derricks…
Les Saoudiens et leurs amis ont alors frappé à la porte de la Russie, autre grand producteur d’or noir. Poutine écouta le discours d’une oreille attentive : pourquoi ne pas conjuguer nos forces pour contrôler ensemble et à l’échelle mondiale le prix du baril ? Et puis nous pourrons tour à tour monter les cours pour encaisser davantage de dollars ou les baisser pour gêner la coûteuse production de pétrole de schiste.
L’accord est scellé en 2016 et le monde passe de l’OPEP à l’OPEP+, c’est à dire avec la Russie ainsi que, progressivement, d’autres producteurs non-membres de l’OPEP, une dizaine en tout.
Depuis, la Russie et l’OPEP faisaient plutôt bon ménage. Cela s’est vu au moment de l’intervention russe en Syrie, alors que l’Arabie Saoudite soutenait massivement des milices islamistes. Les intérêts très divergents de chacun ne se sont pas traduits par une crise géopolitique aigüe avec les pétro-monarchies du golfe et ce, uniquement grâce à leurs intérêts convergents sur le marché de l’or noir.
Avec la crise sanitaire du coronavirus, le paysage achève de se modifier. Le ralentissement économique va fortement toucher la Chine, premier importateur mondial, puis l’ensemble du monde occidental. Afin d’anticiper une inéluctable chute des cours, une réunion à huis-clos s’est tenue le 5 mars à Vienne. Elle s’est soldée par un échec total : l’Arabie Saoudite exigeait une baisse drastique de la production, ce que Poutine a refusé. Le résultat ne s’est pas fait attendre et le lundi 9 mars le marché s’est littéralement effondré, frôlant les 30 dollars le baril. Le cours était de 66 dollars au début de l’année…
Fort mécontents les Saoudiens ont alors fait volte-face et décidé d’augmenter massivement leur production, espérant prendre ainsi la Russie à contre-pied. Imperturbable, Moscou a annoncé à son tour une hausse de la production.
On se doute que l’ambiance n’est guère amicale en ce moment entre les deux grandes puissances pétrolières et les observateurs ont fait état d’un climat « glacial » lors de la réunion de Vienne.
Les conséquences seront importantes pour leurs économies respectives, surtout pour l’Arabie Saoudite qui établit ses budgets en fonction d’un cours supérieur à 80 dollars selon le FMI (chiffre non confirmé par Ryad). La Russie quant à elle fait ses comptes à un cours d’équilibre de 42,40 dollars le baril. Autre avantage, elle dispose de réserves financières confortables tandis que l’Arabie, très dispendieuse, vit des heures économiques très difficiles.
Mais il ne faudrait pas s’arrêter à ce conflit qui n’est au fond que l’écume de la vague. Le vrai sujet, ce sont les États-Unis.
Si la Russie a pris le risque de s’opposer frontalement, et inhabituellement, à l’Arabie Saoudite, c’est qu’elle a en vue une stratégie à plus long terme. C’est d’ailleurs une des grandes différences entre les mentalités russe et arabe : la priorité au temps long, socle de la stratégie géopolitique de Poutine.
La réussite des recherches et de la production du pétrole de schiste aux États-Unis a bien sûr beaucoup contrarié les dirigeants russes. Les Américains sont devenus les premiers producteurs de pétrole dans le monde, et cela a été au détriment des parts de marché russes. Certes, il y a eu en retour un avantage politique certain : le désengagement progressif des États-Unis du Proche-Orient, permettant ainsi à la Russie d’y peser plus fortement. Les États-Unis ont en effet beaucoup moins besoin des pétro-monarchies du golfe. Mais le coût financier de la perte de parts de marché est un vrai sujet et voilà longtemps que les Russes pèsent le pour et le contre : faut-il un cours du baril de pétrole élevé pour augmenter les recettes ou un cours plus faible pour gêner la production coûteuse d’un redoutable concurrent ?
Poutine a tranché. Il n’était d’ailleurs pas seul à faire ce choix : les oligarques russes l’y ont fortement incité. Ainsi, Igor Setchine, le dirigeant de la compagnie géante russe Rosneft, considère que c’est un peu sa victoire stratégique : ce proche de Poutine se serait exclamé « Maintenant on va leur montrer » à l’issue de la réunion informelle qui s’est tenue à l’aéroport de Moscou entre Poutine et les patrons du pétrole russe, à la veille de la réunion de Vienne. Il visait bien sûr les Américains.
Du côté des Etats-Unis, on affecte le calme des vieilles troupes.
Goguenard, Donald Trump a annoncé qu’il profitait des faibles cours pour renforcer ses stocks stratégiques en achetant des barils à bas prix. L’homme d’affaires n’est jamais loin…
D’autres sont plus inquiets. Ainsi Harold Hamm, un des magnats du pétrole de schiste a annoncé qu’il perdait des milliards de dollars. Son entreprise, valorisée à 20 milliards de dollars il y a un an, n’en vaut plus que 3. Le Texas et l’Oklahoma, soutiens de base du candidat Trump, sont sous pression. Jusqu’à quel niveau de cours l’exploitation du pétrole de schiste est-elle possible ? A 30 dollars très peu de compagnies américaines sont rentables, alors à 20 ? Sans doute aucune. Et pourtant, ce cours peut devenir la nouvelle norme pour quelques temps.
Bien sûr, l’économie américaine, qui n’est plus du tout libérale quand les intérêts de la nation sont en jeu, va bénéficier d’aides massives de l’Etat fédéral. Le secteur pétrolier en sera un des principaux bénéficiaires et il peut tenir ainsi un certain temps, au moins jusqu’à l’élection américaine.
Car c’est un des enjeux du bras de fer que la Russie a décidé de lancer : la réélection ou non de Donald Trump.
Nul doute que Poutine a souhaité et s’est réjoui de l’élection de Trump. Il n’a certes pas été payé de retour mais il avait tout de même raison : tout valait mieux qu’Hillary Clinton. La belliciste compulsive se serait délectée à achever la destruction de la Syrie en s’appuyant sur les islamistes qui sont, sur bien des théâtres d’opération, de vieux amis de l’Amérique. Trump, au moins, a poursuivi la politique de retrait d’Obama. Quoi qu’on en dise, c’est bien sous sa présidence que l’armée américaine est le moins intervenue depuis des décennies.
Mais la Russie a tout de même subi de rudes coups de la part de Trump. Outre les sanctions américano-européennes décidées à la suite du conflit ukrainien et de l’annexion de la Crimée et qui pèsent lourdement sur l’économie, elle a dû faire face à une agressivité américaine inédite contre le projet de gazoduc North Stream 2.
La Russie doit exporter son gaz et son pétrole vers l’Europe, c’est une nécessité vitale. Or, jusqu’à présent c’est l’Ukraine qui était le trajet phare. Il y avait déjà North Stream 1, pour approvisionner l’Europe, mais c’était insuffisant.
Poutine a alors décidé de créer deux axes d’exportation supplémentaires : par la Turquie et par la Mer Baltique. Au sud, il a fallu résister à la pression du Qatar : ce grand producteur gazier rêvait de faire passer ses gazoducs par la Syrie, pour leur faire ensuite traverser la Turquie puis les Balkans. Il est intéressant de constater que c’est peu après le refus définitif de la Syrie (à la demande de la Russie) qu’elle fut attaquée de toutes parts par des islamistes dont beaucoup étaient payés par le Qatar. Ce dernier bloqué, et donc toujours obligé de passer par la mer, la Russie a noué une alliance contre-nature mais nécessaire avec la Turquie.
Erdogan et Poutine sont des dirigeants capables d’envoyer leurs militaires se tirer dessus dans la province syrienne d’Idleb tout en inaugurant avec forces poignées de main des tronçons d’oléoducs en direction de l’Europe. La moralisation n’est pas leur genre.
Au nord, le grand projet s’appelle North Stream2 et doit arriver en Allemagne par la voie maritime depuis le nord de la Russie. Les Etats-Unis font tout pour empêcher sa réalisation : menaces de sanctions contre les entreprises européennes qui y participent, pressions politiques en tout genre et exigence de la part des Européens d’acheter le coûteux gaz de schiste américain.
Quel est le lien avec le pétrole alors que North Stream2 ne concerne que le gaz ? Pour rendre les coups tout simplement. La Russie paye cher les multiples retards de ce chantier gigantesque. Il ira sans doute à son terme grâce à l’opiniâtreté d’Angela Merkel qui, sous la pression des milieux d’affaires allemands, n’a jamais cédé au diktat américain. C’est bien la première fois que l’on peut féliciter la chancelière allemande de quelque chose ! Mais que de temps et d’argent perdus par la Russie.
Alors Poutine a décidé de prendre le risque d’un effondrement des cours pour rendre le pétrole de schiste américain non rentable. C’est un pari osé mais froidement réfléchi.
Pour Trump, le risque est grand également. Les élections approchent à grands pas et ce n’est certes pas le moment de voir s’effondrer une industrie devenue majeure aux États-Unis. Bien sûr, les aides financières seront massives mais à 20 dollars le baril, même pour l’Amérique, ce sera un sauvetage bien coûteux. Il est donc impératif de faire remonter le prix du baril.
Il est tout de même étonnant que, depuis la chute du communisme, les Américains n’aient jamais envisagé de revoir leur politique russe. C’est la Chine qui menace leur hégémonie économique et non la Russie. Mais les doctrines néo-conservatrices agressives restent d’actualité sous l’influence de feu Brzezinski : il faut contenir ou contrôler l’Eurasie, cette addition géopolitique de l’Europe et de la Russie. L’Amérique contrôle l’Europe mais ne pouvant contrôler la Russie elle la contient.
En attendant, ce bras de fer entre deux dirigeants peu ordinaires sera passionnant à suivre.