
Voilà vingt ans que le sultan Erdogan en rêvait : bénéficier d’un corridor reliant la
Turquie à l’Azerbaïdjan lui permettant ainsi l’accès à la Mer Caspienne et, au-delà, à
l’ensemble de l’Asie centrale.
Le début du corridor est facile à réaliser : un tout petit lien frontalier existe entre la
Turquie et l’Azerbaïdjan. Il donne accès à l’enclave azérie du Nakhitchevan. D’une superficie
de 5500 km2 et peuplé d’environ 400 000 habitants, ce territoire appartenait à l’Arménie
historique. Son nom est d’ailleurs purement arménien et signifie littéralement « l’endroit de la
descente », allusion à la descente du Mont Ararat par Noé après le déluge. Mais son histoire
fut mouvementée et il dut subir les assauts continus des Ottomans à l’ouest et des Perses à
l’est. Conquis finalement pat la Russie en 1828, il fut ensuite remis à l’Arménie.
Malheureusement, contre toute logique géographique, Lénine et Staline décidèrent en 1921
de donner le Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, une des républiques fédérales soviétiques, tout
comme l’Arménie.

Il y avait alors à peu près parité entre les populations arméniennes et azéries. Mais
les Soviétiques se méfiaient des Arméniens chrétiens et favorisèrent les Azéris musulmans
encourageant les Arméniens à partir, ce qu’ils firent assez rapidement. Aujourd’hui, il n’y en
a plus.
Après l’enclave du Nakhitchevan, il y a la pointe sud de l’Arménie, puis l’Azerbaïdjan.
Le souhait turc, depuis le cadeau soviétique du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, est d’obliger
l’Arménie à céder une bande de terre, le long de la frontière iranienne appelée le corridor de
Zanguezour. Demande délicate bien sûr, se heurtant à un refus des dirigeants arméniens
successifs.
LA PERTE DU HAUT-KARABAGH
L’affaire du Haut-Karabagh va tout relancer. Il s’agit encore d’une histoire d’enclave,
arménienne cette fois, en plein territoire azéri. Après l’éclatement de l’Union soviétique en
1991, une guerre impitoyable opposa l’Arménie à l’Azerbaïdjan, ces deux républiques
soviétiques qui ne s’aimèrent jamais. Les Arméniens furent vainqueurs et l’enclave
chrétienne du Haut-Karabagh vit se desserrer l’étau musulman, d’autant que les Arméniens
expulsèrent brutalement les milliers d’Azéris qui vivaient entre l’Arménie et le Haut-
Karabagh, depuis des siècles pour certains.
Cette épuration ethnique, il faut bien l’appeler ainsi, eut de lourdes conséquences.
Depuis leur défaite, et l’afflux de dizaines de milliers de réfugiés azéris à Bakou, le dictateur
Aliev, puis son fils, ne rêvaient que d’une chose : la revanche.
Le garant de la sécurité arménienne était alors la Russie dont des troupes
stationnaient à la fois en Arménie et en Azerbaïdjan. A plusieurs reprises, Vladimir Poutine
attira l’attention des Arméniens sur cette revendication d’Aliev concernant le retour des
réfugiés azéris sur leurs terres devenues désertes. Les Arméniens, malgré leur proximité
avec la Russie, firent la sourde oreille.

Tout changea avec l’élection de Nikol Pachinian en 2018. Résolument pro occidental,
il coupa progressivement les ponts avec la Russie. Mais en 2020, l’armée azérie attaqua
brutalement le Haut-Karabagh. Cette fois, il ne s’agissait pas seulement de récupérer les
terres azéries mais de mettre également la main sur l’enclave chrétienne du Haut-Karabagh.
Les Arméniens étaient confiants mais n’avaient pas compris qu’ils avaient une guerre
de retard. Les drones turcs Bayraktar détruisirent leurs chars et les systèmes électroniques
israéliens permirent à l’Azerbaïdjan de dominer le champ de bataille. De plus, les Turcs
envoyèrent en renfort des milliers d’islamistes syriens de la province d’Idleb. Les Arméniens,
courageux mais mal commandés et mal équipés, reculèrent jusqu’au moment où les Russes
intervinrent.
Ils contraignirent les Azéris à interrompre leur offensive. Ces derniers avaient atteint
une partie de leurs objectifs mais pas la totalité. Une partie du Haut-Karabagh resta donc
aux mains des Arméniens et fut reliée au reste de l’Arménie par un corridor appelé Latchine
et protégé par les Russes.
L’ARMENIE COUPE LES PONTS AVEC LA RUSSIE
C’est alors que le premier ministre Nikol Pachinian décida de tourner définitivement le
dos à la Russie à qui il devait pourtant beaucoup. Les dirigeants européens se succédèrent
à Erevan promettant tout ce que l’on voulait en matière de sécurité. Dès lors, les Russes
mirent beaucoup moins d’énergie à sécuriser le corridor de Latchine qui permettait
d’approvisionner le Haut-Karabagh.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et le départ de la région de la
plupart des forces russes créèrent un vide que les occidentaux ne vinrent évidemment
jamais combler. Aliev n’avait plus qu’à achever le travail et envoya ses troupes attaquer ce
qui restait du Haut-Karabagh chrétien en septembre 2023. Pachinian ne mobilisa même pas
son armée et les quelques milliers de volontaires du Haut-Karabagh furent balayés en
quelques heures.
Comme prévu, une épuration ethnique et religieuse se déclencha immédiatement.
Les 110 000 chrétiens du Haut-Karabagh s’enfuirent précipitamment vers l’Arménie laissant
tout derrière eux. Pachinian ne vit même pas cela comme une défaite ni comme un désaveu
de sa stratégie pro-occidentale : il avait tiré un trait sur le Haut-Karabagh.
La commission de Bruxelles ayant passé un important contrat gazier avec
l’Azerbaïdjan, l’Europe ne s’opposerait plus jamais à l’Azerbaïdjan et c’est donc vers Donald
Trump que Pachinian s’est tourné pour assurer la sécurité de l’Arménie.
Se doutant que le corridor de Zanguezour risquait de lui être arraché de force un jour,
il a préféré anticiper et proposer à Donald Trump de lui louer cette bande de terrain
convoitée par les Turcs et les Azéris.

C’est ainsi que le 8 août 2025, une déclaration a été signée à Washington par Nikol
Pachinian et Ilham Aliev sous le patronage de Trump qui ne cachait pas sa satisfaction.
Les termes de cette déclaration sont pour le moins originaux. Tout d’abord, l’Arménie
doit officiellement renoncer à toute velléité sur le Haut-Karabagh et, pour cela, modifier sa
constitution. Ce sera fait. Mais le plus important concerne la mise en place du corridor qui
sera cédé pour 100 ans à une société privée américaine sous le nom de « Voie Trump pour
la paix et la prospérité internationale » (TRIPP en anglais). Rien que ça.
Ce corridor est appelé à un grand avenir. D’une longueur de 42 kilomètres, il verra la
construction d’une route, d’une voie de chemin fer, de réseaux de télécommunications et,
bien sûr, d’un gazoduc et d’un oléoduc. Il permettra donc le transport des hydrocarbures
depuis l’Asie centrale et la Mer Caspienne vers la Turquie puis l’Europe.
Tout cela sera extrêmement coûteux et prendra du temps mais les impacts
géopolitiques seront considérables si le projet va jusqu’au bout (dans le Caucase tout est
possible).
UN SUCCES POUR DONALD TRUMP
Il s’agit incontestablement d’un important succès personnel de Donald Trump qui se
pose une fois de plus en faiseur de paix. De plus, pour la première fois depuis sa mainmise
ratée sur la Géorgie, l’Amérique s’implante dans le Caucase, à un endroit stratégique. Pour
les Russes, c’est la confirmation d’une perte d’influence, voulue par l’Arménie de Pachinian,
au profit de l’Amérique, de la Turquie et de l’Azerbaïdjan. Avec ce dernier, les relations
s’enveniment sérieusement. Vladimir Poutine a longtemps fermé les yeux sur l’aide discrète
d’Aliev à l’Ukraine mais, avec cet accord et les récentes déclarations du dictateur azéri
contre la Russie, le masque est jeté. La riposte n’a pas tardé comme l’a montrée la récente
destruction d’un terminal pétrolier à Odessa appartenant à la société azerbaïdjanaise
SOCAR.

Mais c’est pour l’Iran que la défaite est la plus importante. Si ce corridor se réalise,
elle n’aura plus de frontière avec l’Arménie, qui était une échappatoire. Ce sera le voisinage
du corridor américain et d’une longue frontière avec l’Azerbaïdjan. Rappelons que ce pays
est devenu une succursale de l’espionnage électronique israélien. Un souci de plus pour la
grande puissance chiite.
Antoine de Lacoste